La déconnexion, révélatrice d’une dualité entre vie réelle et vie virtuelle ?

Cette tendance au fétichisme de l’IRL tend en effet à révéler, si ce n’est renforcer, une telle disparité, comme si une distinction claire et nette pouvait être fixée entre nos usages numériques et le reste. Nous avons en effet tendance à créer une frontière entre le cyberespace et notre environnement, cependant ces deux notions sont-elles hermétiques ?

Une illustration de cette vision distincte entre le « réel » et le « virtuel » peut être véhiculée par notre imaginaire, notamment dans l’industrie culturelle et les œuvres de science-fiction qui se nourrissent de cette distinction. Prenons le film Matrix par exemple, sa trame révèle une opposition frontale entre le réel, Sion, et La Matrice, dans laquelle l’humanité est bercée d’illusions, restant sous le joug des machines. L’opposition se révèle d’autant plus frontale que l’humanité est ici en conflit face à la machine qu’elle a elle-même développé, via l’avènement de l’Intelligence Artificielle.

Si cette crainte est ici exprimée à travers l’imaginaire, elle est cependant représentative d’une certaine appréhension des technologies et de la distinction qu’elles nous font faire entre réel et virtuel. Une crainte également nourrie dans nos usages par le développement de la réalité virtuelle. Si son développement n’en est encore qu’aux balbutiements, son usage est sujet de fascination tout comme de crainte du manque de distinction entre le réel et le virtuel. En témoignent les réactions liées au développement de projets liés au jeu vidéo, tels que le casque de réalité Oculus Rift, qui avec le Kinect de Microsoft permet l’essor  de cette réalité virtuel dans l’industrie de loisir, et donc le grand public. Si la technologie reste perfectible, l’immersion qu’elle procure n’en est pas moins sans conséquence sur nos sens en cours d’utilisation, si bien que certains usagers se sont vus développer des symptômes relatifs au mal des transports, ou cinétose[15]. La représentation de cette réalité virtuelle repose ainsi la question de sa distinction avec le réel pour l’usager, même si celle-ci est soumise à des limites techniques de représentation du réel, notamment l’uncanny valley. Cette réalité virtuelle devient ainsi un sujet quittant le monde de la science-fiction pour s’investir dans nos usages et soulevant le débat quant à notre perception.

Cependant, au-delà de cet aspect technologique lié principalement à l’industrie du loisir, cette opposition peut d’ores et déjà être marquée dans nos usages, notamment des réseaux d’information. Notre opposition entre le réel et le virtuel est ainsi communément interprétée dans une logique liée à notre usage direct de ces services : le réel est autour de moi, physique, et le virtuel se trouve sur mon écran. Toutefois, créer une distinction brutale entre le online et le offline amènerait à repenser ces technologies de l’information en termes de devices et non pas d’usages : l’état on/off de mon téléphone portable ne me définit pas comme usager ou non de Facebook. Cette tendance est interprétée par Nathan Jurgenson sous le terme Digital Dualism[16].

Le digital dualism tendrait à résumer notre état de connexion selon notre usage ou non de technologies, à séparer le virtuel et le réel comme on sépare le on et le off, tout en prônant le réel comme un idéal. C’est cependant oublier que les réseaux sociaux se nourrissent de contenus pourtant basés sur notre comportement offline, et  notre comportement online est lui-même influencé par ce qui s’y passe, comme le souligne Jurgenson :

Nos profils Facebook reflètent qui nous connaissons et ce que nous faisons hors-ligne, et notre vie hors-ligne est affecté par ce qu’il se passe sur Facebook.[17]

Il serait donc nécessaire de revoir cette distinction entre réel et virtuelle au-delà d’une frontière imperméable. Chaque partie se matérialise sur l’autre en termes d’usages, d’interprétation de l’information, comme c’est le cas par exemple dans les usages liés à la réalité augmentée. L’information diffusée n’en est pas moins réelle du fait de son affichage sur un écran, son impact n’en est pas moins important du fait que sa composition se faits de bits et de pixels.

Cependant, en transposant aux technologies de la communication les attentes de nos habitudes physiques, nous nous sentons frustrés de constater que ces technologies ne sont pas à la hauteur. Cette faiblesse incite donc les digital dualists à dénigrer les réseaux de l’information, notamment les réseaux sociaux, au profit du contact réel. Mais cette attente, à travers le rejet d’une technologie, nous permet également de comprendre que les usages se transposent d’un statut à l’autre. Si nous émettons ce rejet face à une inefficacité à retransmettre nos contacts, tels que ressentis de manière « réelle », ne sommes-nous pas en même temps en phase de digitaliser nos rapports interpersonnels ?

Ainsi, le statut connecté / déconnecté ne peut se limiter à une notion d’usage ou d’adoption de la technologie, mais pourrait se concentrer sur une prise en compte de l’influence de l’un sur l’autre.

L’infobésité comme source de déconnexion ?

Et si nous étions simplement surchargés d’informations ? En se basant sur cette approche, il est intéressant de se concentrer sur l’influence que peut avoir internet sur notre comportement et notamment notre faculté à assimiler et traiter l’information.

Cette approche se réfère ainsi à la réflexion émise par Nicholas Carr dans son livre, « The Shallows: What the Internet is Doing to Our Brains », paru en français sous le titre « Internet rend-il bête ? Réapprendre à lire et à penser dans un monde fragmenté »[18]. Dans cet ouvrage, Nicholas Carr revisite l’influence d’Internet sur notre comportement social, et plus particulièrement sur notre manière de penser. Sous un titre volontairement provocateur, la problématique posée remet ainsi en cause l’effervescence d’informations et son impact sur notre pensée, notre concentration. A travers cette approche, la problématique soulevée permet également de se rapprocher des phénomènes de déconnexion, auxquels l’auteur a pu adhérer lors de l’écriture de cet ouvrage[19], et qui remettent en perspective l’influence de ce flux d’information sur l’appel à la déconnexion.

Son approche scientifique tend à démontrer à quel point, de par sa structure, ce media transforme notre manière de penser, à travers la lecture. Il remet toutefois en cause l’aspect non-naturel que l’on pourrait prêter à la lecture sur Internet [20] par rapport à la lecture linéaire, propre au livre. Car, à contrario du livre et de la lecture sur papier, Internet fait appel à une multitude de sens[21], en transmettant à notre corps un flux continu d’information. Une information prenant la forme de stimuli visuel, sonore, générant chez nous un ensemble d’actions répétitives liées à nos gestes et par extension le toucher.

Sa réflexion est ainsi poursuivie par l’idée qu’Internet, et globalement les réseaux de l’information, prennent une place prépondérante dans notre quotidien. Cette réflexion se base notamment sur les habitudes d’usage des adolescents et jeunes adultes, qui d’ores et déjà en 2009, démontraient un usage sensible au FOMO, précédemment étudié. Citant l’article de Katie Hafner du New York Times, Texting May Be Taking A Toll [22], Carr reprend l’idée du psychothérapeute Michael Hausauer selon laquelle l’anxiété de ne pas être au courant de ce qui les entoure entraine les adolescents vers un usage compulsif, comme étant une manière de pouvoir s’affirmer[23].

Si nous avons d’ores et déjà pu identifier le FOMO comme générateur d’anxiété, il est ici identifié comme l’un facteur débouchant sur un usage intensif des technologies de l’information. Un usage dont l’intensité est cependant remis en cause par Carr car si la quantité d’information transmise ne cesse d’augmenter, l’ensemble de ces informations, des stimuli perçus lors de la navigation, détournent notre concentration[24]. Ainsi, selon le chercheur en neurosciences Torkel Klingberg, cité par Nicholas Carr[25], face à la masse d’information perçue, l’esprit se retrouve soit distrait par l’ensemble des stimuli relatifs à la navigation, soit incapable de traiter l’ensemble du flux de données lui étant transmis.

Si cette masse d’information ne cesse ainsi de croître en parallèle avec l’usage intensif des technologies de l’information, nous pouvons nous poser la question des effets que cela entraine sur notre perception, notre mémoire et notre concentration. Par extension, cette accumulation pourrait également être source de surcharge cognitive chez les individus fortement exposés à un usage intensif des écrans.

Gary Small, professeur et directeur du centre de mémoire et gériatrie à UCLA a ainsi étudié les effets du web sur notre cerveau en 2008. Les conclusions de cette étude ont démontré que « l’explosion actuelle de la technologie numérique non seulement change notre façon de vivre et de communiquer, mais elle altère aussi notre cerveau rapidement et profondément. »[26]. L’étude révèle notamment que l’utilisation quotidienne de l’ordinateur entraine le développement de région spécifiques du cerveau, renforçant de nouvelles voies nerveuses tout en en affaiblissant d’anciennes. Dans le même temps, cette étude démontre que ce résultat, constaté chez des utilisateurs réguliers, a pu être observé chez des utilisateurs novices après seulement 5 jours d’exposition, à raison d’une heure par jour. Face à la plasticité du cerveau et à l’impact conséquent d’une exposition à Internet sur celui-ci, Carr s’interroge donc sur l’impact que pourrait avoir cette navigation sur la concentration et sur la modification de nos aptitudes à percevoir l’information sur le long terme.

Par la structure même du web, l’utilisateur est amené à évaluer une multitude de choix de navigation, à traiter une multitude de stimuli, à prendre en permanence une somme de décisions. L’esprit est ici concentré sur une résolution de problèmes constante et ne peut plus se consacrer pleinement à la compréhension de l’information[27]. La lecture sur le web entraine une perte des mécanismes de la lecture profonde, nous limitant à de simples décodeurs d’information[28].

Avec cette façon de penser propre au web, nous multiplions ainsi les sources d’information que notre esprit doit traiter. Mails, feeds et alertes ponctuent nos usages, en s’accompagnant d’habitudes de navigation où chaque lien hypertexte est une porte vers la flânerie, où le rythme de nos notifications font de nos smartphone l’instrument d’une cacophonie informationnelle. Ce que nous pouvons appeler communément une surcharge informationnelle, ou infobésité.

Particulièrement étudiée dans le cadre du management en entreprise, la surcharge informationnelle est essentiellement liée à une notion d’urgence, directement en relation avec l’instantanéité qu’offrent les TIC[29].

Internet et les usages du numérique nous mettent face à un flot potentiellement ininterrompu d’informations. Pour Nicholas Carr, ce sont « de nombreux robinets d’informations coulant tous à plein débit »[30]. Cet afflux continu d’information est cependant tel que seule une petite portion parvient à s’inscrire dans notre mémoire à long terme, la discontinuité et la diversité  de ces informations en fait masse informe de données.

Cependant, avant d’atteindre la mémoire à long terme, les informations transitent dans notre mémoire de travail. A ce stade, chaque unité d’information représente une charge cognitive pour l’individu. L’accumulation et le trop plein d’information à cette étape atteint ainsi les limites de la mémoire de travail. L’infobésité, cette masse d’information, génère ainsi une surcharge d’information d’une part, mais également une surcharge communicationnelle et enfin, une surcharge cognitive.

Le rôle des TIC, même s’il reste un des facteurs mis en cause, est ainsi indissociable de l’impact de la surabondance d’information sur les individus. Si ses conséquences ont été particulièrement étudiées dans le cadre professionnel, l’omniprésence des TIC dans un contexte plus large et l’essor des usages liés à l’information, laissent à penser que cette cause peut être liée aux phénomènes de déconnexion.

Ressources bibliographiques

[1] Bigot R., Crouette P., Daudey E. La diffusion des technologies de l’information et de la communication dans la société française (2013) [En ligne]. [s.l.] : CREDOC, 2013. (Collection des rapports). Disponible sur : < http://www.credoc.fr/pdf/Rapp/R297.pdf >

[2] Dominique D. « Unplugged » – Première étude sur la France des Déconnectés [En ligne]. 11:08:30 UTC. Disponible sur : < http://fr.slideshare.net/delportfamily/unplugged-14247437 >

[3] Jauréguiberry F. Déconnexion volontaire aux technologies  de l’information et de la communication [En ligne]. [s.l.] : [s.n.], 2014. Disponible sur : < http://hal.archives-ouvertes.fr/docs/00/92/53/09/PDF/DEVOTIC.pdf >

[4] Kinkel B. Lingering [En ligne]. n+1. 31 mai 2009. Disponible sur : < https://nplusonemag.com/online-only/book-review/lingering/ >

[5] Carr N. Internet rend-il bête. Paris : Robert Laffont, 2011. ISBN : 978-2-221-12443-7. P.275

[6] FOMO: “Anxiety that an exciting or interesting event may currently be happening elsewhere, often aroused by posts seen on a social media website:”
« Definition of FOMO in English ». In : Oxford Dictionaries [En ligne].  [s.l.] : [s.n.], [s.d.]. Disponible sur : < http://www.oxforddictionaries.com/definition/english/FOMO >

[7] Fake C. FOMO and Social Media [En ligne]. Caterina.net. Disponible sur : < http://caterina.net/2011/03/15/fomo-and-social-media/ >

[8] Parenty I. « FOMO, un vrai mal ? Jean-Charles Nayebi et Alain Dervaux nous éclairent sur la nouvelle angoisse 2.0 ». In : Figaro Madame [En ligne]. [s.l.] : [s.n.], 2011. Disponible sur : < http://madame.lefigaro.fr/societe/fomo-vrai-mal-130911-172900 >

[9] « Nomophobia is the fear of being out of mobile phone contact – and it’s the plague of our 24/7 age ». In : Mail Online [En ligne]. [s.l.] : [s.n.], [s.d.]. Disponible sur : < http://www.dailymail.co.uk/news/article-550610/Nomophobia-fear-mobile-phone-contact–plague-24-7-age.html >

[10] « Les nouvelles technologies de communication génèrent-elles de l’anxiété? » In : Carnets 2 psycho [En ligne]. [s.l.] : [s.n.], 2014. Disponible sur : < http://carnets2psycho.net/pratique/article158.html >

[11] Aïm O., Allard L., Vergopoulos H. Enquête sociétale «Individus connectés», 10 questions qui lèvent 10 idées reçues [En ligne]. Paris : Fédération Française des Télécoms, 2013. Disponible sur : < http://www.fftelecoms.org/sites/fftelecoms.org/files/contenus_lies/dossier_de_presse_etude_societale_-_vie_interieure_vie_relationnelle_des_individus_connectes_1.pdf >

[12] Anil Dash. JOMO! [En ligne]. Anil Dash. 19 juillet 2012. Disponible sur : < http://dashes.com/anil/2012/07/jomo.html >

[13] Nathan Jurgenson. « The IRL Fetish ». In : The New Inquiry [En ligne]. [s.l.] : [s.n.], 2012. Disponible sur : < http://thenewinquiry.com/essays/the-irl-fetish/ >

[14] Traduction issue de l’article Nous ne serons plus jamais déconnectés…
Hubert Guillaud. « Nous ne serons plus jamais déconnectés ». In : Internet Actu [En ligne]. [s.l.] : [s.n.], 2012. Disponible sur : < http://www.internetactu.net/2012/09/04/nous-ne-serons-plus-jamais-deconnectes/ >

[15] Barras C. « How virtual reality overcame its ‘puke problem’ ». In : BBC [En ligne]. [s.l.] : [s.n.], 2014. Disponible sur : < http://www.bbc.com/future/story/20140327-virtual-realitys-puke-problem >

[16] Nathan Jurgenson. « Digital Dualism versus Augmented Reality ». In : Cyborgology [En ligne]. [s.l.] : [s.n.], 2011. Disponible sur : < http://thesocietypages.org/cyborgology/2011/02/24/digital-dualism-versus-augmented-reality/ >

[17] “Our Facebook profiles reflect who we know and what we do offline, and our offline lives are impacted by what happens on Facebook.” Ibide

[18] Carr N. Internet rend-il bête. Paris : Robert Laffont, 2011. ISBN : 978-2-221-12443-7.

[19] Ibide p. 275

[20] « Une chose est très claire: si, sachant ce que l’on sait aujourd’hui sur la plasticité du cerveau, vous cherchiez à inventer u média qui recâblerait nos circuits mentaux le plus vite et le plus complètement possible, vous finiriez probablement par concevoir une chose qui ressemblerait beaucoup à Internet et qui fonctionnerait comme lui »
Op cite p. 168

[21] “Le net fait appel à tous nos sens – sauf l’odorat et le goût, jusqu’à présent – et à tous en même temps.”
op cite p. 169

[22] Hafner K. « Texting May Be Taking a Toll ». The New York Times [En ligne]. 26 mai 2009. Disponible sur : < http://www.nytimes.com/2009/05/26/health/26teen.html >

[23]« Les adolescents et les jeunes adultes s’intéressent terriblement à ce qui se passe dans la vie de leurs pairs et en même temps ils s’angoissent tellement à l’idée de ne pas être au courant » s’ils s’arrêtent d’envoyer des messages ils risquent d’être invisibles.
Carr N. Internet rend-il bête. Paris : Robert Laffont, 2011. ISBN : 978-2-221-12443-7. p.171

[24] « Nous nous concentrons fortement sur le média lui-même, sur l’écran qui danse, mais nous sommes distraits par les messages et les stimuli qu’il nous livre à toute vitesse et qui se disputent notre attention. »
Ibide, p. 171

[25] Klingberg T. The Overflowing Brain: Information Overload and the Limits of Working Memory: Information Overload and the Limits of Working Memory. Oxford : Oxford University Press, 2008. 218 p.ISBN : 9780199706723, p. 166-167

[26] Small G., Vorgan G. iBrain: Surviving the Technological Alteration of the Modern Mind. [s.l.] : HarperCollins, 2008. 260 p.ISBN : 9780061340338.

[27] Carr N. Internet rend-il bête. Paris : Robert Laffont, 2011. ISBN : 978-2-221-12443-7. p.176

[28] Ibide p177

[29] Isaac H., Campoy E., Kalika M. « Surcharge informationnelle, urgence et TIC. L’effet temporel des technologies de l’information. » Management & Avenir. 15 juin 2007. n°12, p. 153‑172.

[30] Carr N. Internet rend-il bête. Paris : Robert Laffont, 2011. ISBN : 978-2-221-12443-7. p.180


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