Cet article fait partie d’une série d’écrits dans le cadre de mon mémoire de fin d’étude sur la déconnexion volontaire aux TIC. Les thématiques abordées ici seront développées dans les billets à venir. N’hésitez pas à me partager vos impressions et à me faire part de votre avis sur cette thématique.

Les phénomènes de déconnexion, s’ils restent marginaux, sont cependant révélateurs de problématiques plus générales, liées à la maîtrise des TIC dans un environnement informationnel de plus en plus dense. Quand nous nous déconnectons, nous ne sommes pas dans un rapport de défiance vis-à-vis de nos technologies, mais plus dans une critique de nos usages et de cet environnement informationnel. Nous interrogeons notre capacité à maitriser ces outils dans notre société de communication.

Ainsi, quelles sont les réponses de cette société face aux problématiques liées à la déconnexion ?

Vers une prise en considération dans le domaine des hautes technologies ?

Si le pouvoir qu’exercent les technologies de l’information sur nous est si fort, nous pouvons dans un sens critiquer l’impact qu’on ces outils sur nous-même et également remettre en cause le rôle des entreprises à l’origine de ces services. Après tout, bon nombre de modèles économiques de ces firmes est basé sur une économie de l’attention, attention qui au fil des mesures se dissipe sous l’effet des charges auxquelles nous sommes soumis. Les entreprises technologiques telles que Facebook, Twitter ou l’éditeur de jeu en ligne Zynga, ne seraient-elles pas à même d’assimiler ces problèmes ?

Une considération dans le cadre professionnel

Il semblerait que ces problématiques liées à l’usage intensif des technologies de l’information soient prises en compte par les entreprises de la Silicon Valley. Cependant, bien que face à l’attraction addictive de leurs services, elles ne peuvent qu’encourager à limiter les usages néfastes, elles révèlent également une prise en considération au sein de leurs équipes, mettant en avant des problématiques de ressources humaines. Comme le souligne Matt Ritchel dans le New York Times[1], les risques liés à une stimulation constante sont la source de troubles en termes d’interactions interpersonnelles, mais aussi pour la productivité de leurs propres employés.

Les grandes firmes majeures du web actuel tendent à reconnaître leur rôle dans l’attraction qu’elles exercent envers leurs usagers[2], incitant simplement ces usagers faisant part de troubles à limiter leurs usages, voire opérer des phases de déconnexion. La solution pour limiter ces comportements d’usages excessifs pourrait également être décroître l’efficacité de ces services, les rendre moins performants. Ce serait cependant se détourner du problème selon Scott Kriens, président de Juniper Networks et cité dans l’article de Ritchel, pour qui  l’alternative consistant à proposer des capacités moins puissantes aux technologies de l’information est un mauvais compromis[3]. Pour limiter l’usage intensif, ces firmes inciteraient avant tout les usagers à reprendre le contrôle d’eux même en effectuant un travail d’autorégulation et en restreignant leur usage de gadgets technologiques. Selon la psychologue Kelly MacGonigal, les firmes de la Silicon Valley ont engagé une prise de conscience quant à leur impact : si l’apport qu’apportent ces technologies est reconnu, celles-ci reconnaissent également que les usagers deviennent désormais incapables de s’en séparer : « les gens ont développé une relation pathologique avec leurs appareils, ils ne sont plus juste addicts mais piégés »[4].

Au sein même de ces firmes, les problématiques liées à l’usage massif des outils de communication par les employés même, encourage la mise en place de procédés visant à récupérer le contrôle de l’attention. Cours de yoga, exercices de respiration sont ainsi dispensés aux collaborateurs, de manière à reprendre le contrôle de leur attention. Padmasree Warrior, CTO au sein de Cisco témoigne par exemple des efforts faits dans ce sens au sein de cette société, de manière à inciter les employés à se déconnecter à l’occasion, voire de s’accorder des périodes régulières de déconnexion. La tendance semble être suivie également chez Google, pour qui la prise de conscience de l’impact de ces technologies sur nous-même est un enjeu pour le retour de l’attention. La déconnexion à nos appareils et à l’ensemble de fonction leur étant attribués est ainsi pris au-delà d’un problème d’usage, c’est un problème de relations humaines au sein même de l’entreprise.

Une remise en cause des frontières entre vie professionnelle et vie personnelle ?

Notre longue relation aux technologies de l’information perturbe nos capacités de concentration. Afflux de données et comportements multitâches viennent peu à peu à modifier notre façon de penser. Notre exposition aux usages numériques est cependant fortement marquée par les usages professionnels et l’aspect désormais nomade de ces technologies tend à limiter les frontières entre vie personnelle et vie professionnelle. Téléphone d’entreprise, e-mails accessibles à distance, environnement de travail accessible via VPN… les procédés techniques nous permettent désormais de déplacer notre travail dans notre domicile. Ces procédés auraient ainsi une influence sur la pression numérique exercée sur nos usages ?

Dans, The Atlantic, Alexis C. Madrigal revient ainsi sur l’impact de ces TIC dans notre comportement face au numérique[5]. Si pour lui, l’existence de fonctionnalités addictives dans les services en ligne ou les appareils connectés n’est pas à négliger, il appuie également le fait que notre capacité à être constamment relié à notre lieu de travail motive notre usage compulsif de ces technologies. Pour lui, cette tendance aux usages compulsifs des TIC est un effet de bord d’un autre phénomène : le Great Speedup.

Le Great speedup se caractérise par « une accélération, en particulier pour le taux de productivité d’une personne ou d’une machine. »[6]. Dans le cadre du travail et du rapport aux TIC, la disponibilité offerte par les technologies de l’information nous permet d’être disponibles à n’importe quels moments de la journée.

Dans son article publié sur Mother Jones[7], Monika Bauerlein décrit quelques comportements issus du phénomène de speedup : esprit focalisé sur des problématiques professionnelles durant la nuit, sentiment de demi-écoute des proches, prise en compte compulsive des emails dans un cadre personnel… Ces pratiques se décrivent comme une somme de comportements connectés, nous amenant grâce aux technologies nomades à accroître nos périodes de travail, tout en nous donnant le sentiment faussé de pouvoir être multitâches.

Madrigal décrit ainsi le problème de sur-connexion non pas comme un problème lié à nos appareils, mais plutôt un problème lié à une organisation  du travail. Cette organisation du travail, si elle nous conduit à assimiler une multitude de stimuli liés à l’exposition au numérique dans un cadre professionnel, se transparait de plus en plus en dans un cadre initialement privé. Nos appareils connectés deviennent la cible d’une certaine colère, d’une agressivité ayant pour source ces stimuli, pouvant mener à une volonté de rejet de ces formes de technologies de l’information.

Cette défiance envers les technologies de l’information peut être une source de phénomènes de déconnexion. Mais plutôt que de blâmer les appareils eux même dans une forme de rejet radicale, nous pouvons reconsidérer leur impact sur notre quotidien et comment ils tendent à limiter les frontières entre vie privée et vie professionnelle.

En France, cette problématique semble être de plus en plus prise en compte. Ainsi, selon l’étude du Crédoc de 2013, près de deux personnes sur cinq utilisent les TIC à des fins professionnelles en dehors de leurs heures de travail[8]. Face à cette intrusion grandissante dans la sphère privée, les tendances visant à limiter ce temps de travail supplémentaire via les technologies de l’information, émergent notamment au niveau syndical[9]. L’objectif est ici d’évaluer le temps de travail numérique dans ce cadre personnel.

« Nous devons évaluer le temps de travail numérique. (…) Nous pouvons admettre qu’il y ait du travail supplémentaire dans des circonstances exceptionnelles mais nous devons toujours nous assurer de revenir à la base, qui est de se déconnecter, d’arrêter d’être en permanence au travail. »

Michel de La Force, président de la FIECI CGC CFC Si elles ne concernent principalement que les cadres, cette tendance pourrait également s’étendre à d’autres domaines de profession. La tendance est ainsi révélatrice d’une préoccupation grandissante au sein de la population active. Se déconnecter se définit non plus comme un phénomène exceptionnel mais un droit destiné à être défendu, non pas comme le rejet d’une multitude d’appareils mais contre l’essor de ces usages au détriment de notre vie privée.


[1] Richtel M. « Silicon Valley Worries About Addiction to Devices ». The New York Times [En ligne]. 23 juillet 2012. Disponible sur : < >

[2] “In at least one session, they debated whether technology firms had a responsibility to consider their collective power to lure consumers to games or activities that waste time or distract them.”

Ibide

[3] “The alternative is to put less powerful capability in people’s hands and that’s a bad trade-off” Scott Kriens

Richtel M. « Silicon Valley Worries About Addiction to Devices ». The New York Times [En ligne]. 23 juillet 2012. Disponible sur : < >

[4] “It’s this basic cultural recognition that people have a pathological relationship with their devices[…]People feel not just addicted, but trapped.” Kelly McGonigal

Ibide

[5] Madrigal A. « Are We Addicted to Gadgets or Indentured to Work? » In : The Atlantic [En ligne]. [s.l.] : [s.n.], 2012. Disponible sur : < http://www.theatlantic.com/technology/archive/2012/07/are-we-addicted-to-gadgets-or-indentured-to-work/260265/ >

[6] “An increase in speed, especially in a person’s or machine’s rate of working.”

« Speed-up: definition of speed-up in Oxford dictionary (British & World English) ». In : Oxford Dictionaries [En ligne]. [s.l.] : [s.n.], [s.d.]. Disponible sur : < http://www.oxforddictionaries.com/definition/english/speed-up?q=speedup >

[7] Monika Bauerlein. « All Work and No Pay: The Great Speedup ». In : Mother Jones [En ligne]. [s.l.] : [s.n.], [s.d.]. Disponible sur : < http://www.motherjones.com/politics/2011/06/speed-up-american-workers-long-hours >

[8] Bigot R., Crouette P., Daudey E. La diffusion des technologies de l’information et de la communication dans la société française (2013) [En ligne]. [s.l.] : CREDOC, 2013. (Collection des rapports). Disponible sur : < http://www.credoc.fr/pdf/Rapp/R297.pdf > p. 156

[9] Samuel Laurent, Jonathan Parienté, Mathilde Damgé. « La légende de l’interdiction des courriels professionnels après 18 heures ». In : Le Monde.fr [En ligne]. [s.l.] : [s.n.], [s.d.]. Disponible sur : < http://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2014/04/11/la-legende-de-l-interdiction-des-mails-professionnels-apres-18-heures_4399675_4355770.html >